D’une certaine façon, nous sommes tous des migrants puisque au cour de notre vie nous serons plusieurs fois confrontés à des changements parfois radicaux dans nos modes de vie et de pensée. Jean-Claude Métraux, psychiatre et psychothérapeute pour enfants et adolescents FMH, repense donc ce qui nous relie, plutôt que ce qui nous sépare du vécu des migrants.
Dans La migration comme métaphore[1], j’ai tenté de montrer que nous sommes tous des migrants, dans la mesure où chacun et chacune, quelles que soient la nature et l’importance de ses déplacements spatiaux, change de monde plusieurs fois au cours de sa vie […]Nous sommes donc tous des migrants, si ce n’est dans l’espace du moins dans le temps. Tout changement ne saurait cependant constituer une migration. Quelques conditions sont requises. Il doit y avoir changement de mondes, ceux-ci étant conçus comme des mondes de sens. Il faut aussi qu’il s’assortisse de pertes suffisamment signifiantes pour engendrer un processus de deuil : des pertes de Toi (personnes fortement investies), des pertes de Soi (corps sain, vie, statut) ou des pertes de sens. Or ces deuils, s’ils sont pleinement élaborés, se muent en sources de créations, individuelles et collectives […].
L’élaboration de nos deuils n’a pourtant pas toujours la possibilité de pleinement se réaliser. En particulier lors d’états de survie, ces situations dans lesquelles l’individu (la communauté aussi) dédie toute son énergie à sa survie à court terme : précarité extrême de longue durée (très grande pauvreté, alimentation insuffisante, épidémies) ou traumatismes persistants (telle la guerre). D’innombrables requérants d’asile ou réfugiés ont vécu pareille odyssée : dans le pays d’origine, au cours de leur périple, dans le pays d’accueil. Conséquences : ils doivent se maintenir – pour avoir une chance de survivre – en état d’alerte, sans cesse guetter la possible présence de dangers alentours. Fixés sur le présent, du moins le très court terme, ils ne peuvent octroyer à leur psyché le loisir de butiner dans les allées du futur (d’où entre autres leur apprentissage difficile de la langue du pays d’accueil, celui-ci nécessitant une projection minimale dans le futur). L’élaboration de leurs deuils multiples est elle aussi prohibée : leur inéluctable phase dépressive affaiblirait considérablement l’état d’alerte, fragiliserait individus et communauté au point de les rendre inaptes à défendre leur survie. Les deuils sont dès lors congelés […].
Unique alternative : réinventer, chacun et chacune, un accueil pétri de reconnaissances ; transformer nos pratiques, citoyennes ou professionnelles ; les nourrir d’approbation, d’attention soutenue à l’estime sociale et aux droits de nos vis-à-vis ; manifester notre gratitude. Car le donateur n’est peut-être pas toujours celui qu’on croit : les personnes en état de survie nous offrent parfois des pans de leur vécu, de leur intimité, de leurs souffrances, à savoir des paroles précieuses qu’ils nous jugent dignes de recevoir. La balle de la reconnaissance est dès lors dans notre camp. Ainsi participerons-nous au modelage de rivages, des côtes des Pouilles à celles du Léman.
Et, chemin faisant, nous nous souviendrons que nous-mêmes, à de nombreux moments de nos vies, avons cherché des rivages hospitaliers. Nous reviendra à l’esprit notre propre essence migrante, cette similitude fondamentale entre tous les êtres humains.
Cet extrait provient de l’article « Santé et accueil des dits « migrants » » de Jean-Claude Métraux. Il est disponible dans le n°47 de la Revue des Cèdres : L’exil comme royaume.
[1] Jean-Claude Métraux, La migration comme métaphore, La Dispute, Paris, 2011.