Le principe d’égalité des êtres humains est inscrit dans notre démocratie, chacun doit être traité de la même manière que son voisin, quelles que soient ses différences. Mais qu’en est-il des migrants et de leurs droits ? Chloé Bregnard Ecoffey, juriste, responsable projet au Service d’aide juridique aux exilés (SAJE) de l’Entraide protestante suisse (EPER), se pose la question de cette différence de traitement liée à la souveraineté nationale de notre pays.
Notre modèle d’organisation politique est la démocratie, ce qui signifie notamment que l’action de l’État n’est légitime que si ses organes sont élus démocratiquement et si elle se fonde sur des lois qui sont l’expression directe ou indirecte de la majorité du peuple. C’est ce qu’on appelle l’État de droit. Le respect des garanties de l’État de droit tend précisément à s’assurer d’une action étatique démocratique et exercée dans l’intérêt commun. Cela recouvre essentiellement les notions de séparations des pouvoirs, de l’interdiction de l’arbitraire ou de la discrimination, des garanties de procédure ainsi que les principes d’égalité et de la légalité. […] Le principe d’égalité veut que toute situation similaire soit traitée de la même façon et que toute situation dissemblable soit traitée de manière différente ; enfin, le principe de la légalité requiert que toute action étatique repose sur une base légale.
Tous ces principes ont pour objectif de canaliser l’action étatique et de compenser pour partie l’inégalité des rapports État-individu. Ces principes, et celui d’égalité en particulier, matérialisent l’idée philosophique que « tous les êtres humains ont une valeur égale, quelles que soient leurs capacités, aptitudes ou particularités. [1]» Cette idée ne repose évidemment sur aucun constat matériel, les êtres humains naissant tout sauf égaux. L’égalité doit donc être crée, elle est juridique. Cette égalité est fictive, à construire et à reconstruire, à protéger également. Il faut donc une volonté politique pour faire de tous les êtres humains, aussi différents soient-ils, des êtres égaux. La question est alors de savoir en quoi les êtres humains sont égaux et où s’arrête cette création politique de l’égalité.
Cette création d’égalité se limite souvent aux nationaux. En effet, nos démocraties sont nationales, c’est-à-dire qu’elles s’exercent souverainement sur un territoire délimité. Or qu’est-ce que la souveraineté ? Pour reprendre la pertinente réponse du philosophe Giorgio Agamben, la souveraineté c’est la possibilité d’exclure. Sans la possibilité d’exclure, le souverain n’est pas souverain. De manière générale par exemple, les personnes étrangères sont exclues des droits politiques.
Pour résumer brièvement sa pensée, Giorgio Agamben reprend les deux mots du grec ancien pour exprimer la vie, zoe et bios. Zoe est la vie nue, le simple fait d’être en vie, d’avoir des besoins vitaux. Bios est la vie qualifiée, c’est la vie d’une personne appartenant à un groupe – le philosophe, le citoyen – qui peut être bonne ou mauvaise, juste ou injuste. C’est cette vie-là qui est l’objet de la réflexion politique antique. Il attire toutefois l’attention sur la figure de l’« homo sacer » qui est une institution du droit romain, consistant à sortir une personne du régime de la protection de la loi. En effet, ces personnes pouvaient notamment être tuées sans que leur auteur soit coupable de meurtre. Ces personnes se retrouvaient ainsi à la merci de la bienveillance ou de la malveillance des gens qu’ils rencontraient. Ils n’étaient plus que des vies nues, sans protection juridique.
L’idée d’Agamben – et en cela il reprend Michel Foucault – est que la vie nue et son potentiel d’exclusion seraient à la base même des politiques modernes, au travers du concept de souveraineté. Poser l’hypothèse que la vie nue est à la base de nos politiques permettrait d’expliquer comment le XXe siècle a pu vivre les tragédies que l’on connaît, dont le juif ou le tzigane, pour ne prendre qu’eux, ont été les figures emblématiques de la vie nue, de celui que l’on peut tuer sans être coupable de meurtre. Il explique encore que dans nos politiques modernes, il existe une continuité fictive entre la vie nue et la vie politique, consacrée notamment dans la déclaration universelle des droits de l’homme (vie nue) et du citoyen (vie politique). Or, le revers de cette continuité est qu’il possible de passer, de tomber de la vie citoyenne à la vie nue. Cette continuité fonctionne bien en temps de paix et de croissance, mais en temps de crise, la distinction entre les citoyens et les simples humains se creuse et les durcissements ne touchent pas que les étrangers, mais également les chômeurs, les invalides, les bénéficiaires du RI, dont on suspend ou réduit progressivement les droits.
L’exclusion et les régimes d’exception accroissent la souveraineté. Ainsi lorsque la souveraineté nationale est mise à mal, lorsque nous vivons un temps de crise – réel ou ressenti – le réflexe d’exclusion s’enclenche, parce qu’il manifeste dans un même geste la souveraineté et la réaffirme. C’est pourquoi, en temps de crise, le requérant d’asile est de moins en moins du côté du citoyen et de plus en plus du côté de la vie nue. Et c’est donc toute notre difficulté de juriste : sans droit, sans proximité avec le citoyen, le requérant d’asile est évidemment très difficile à défendre.
Cet extrait provient de l’article « Souveraineté nationale, exil et exclusions » de Chloé Bregnard Ecoffey. Il est disponible dans le n°47 de la Revue des Cèdres : L’exil comme royaume.
[1] Pascal Mahon, Droit Constitutionnel, volume II, Droits Fondamentaux, Neuchâtel, 2008, p. 134.